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Inio Asano, Solanin : l’intégrale

Traduit et adapté par Thibaud Desbief

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Grandir est un sport de combat, et devenir adulte au Japon une discipline olympique. Dans un ton ému et enragé, Solanin d’Inio Asano, publié chez Kana, met en scène Meiko, Taneda et leur bande de potes vingtenaires face à ce qui semble être une inextricable contradiction. Pourquoi devenir adulte doit rimer avec devenir invisible ?

Sois grande et tais-toi !

Tu seras un homme (effacé), mon fils. C’est un avenir terne et stable qui semble menacer les protagonistes de Solanin d’Inio Asano. Meiko et Taneda sont amoureux depuis l’université. Ils ont la vingtaine, fréquentent toujours leur bande de potes de la fac. Tous pataugent dans le brouillard de la post-adolescence. Ils rigolent, se chamaillent, jouent de la musique tous les quinze jours. Il sont encore chargés à blanc avec la poudre de leurs velléités mais doivent décider quoi en faire. La capitale a faim de chair fraîche et leur demande de rentrer dans le moule. La question se pose : la musique peut-elle se transformer d’un hobby en mode de vie ?

Un tailleur, un bureau, une vie d’office lady dont le principal émoi sera de décider quoi faire des attentions mal placées de son patron : rien qui motive Meiko. Ce dont elle rêve, elle, c’est de trouver sa voie – enfin, sa voix. Son amoureux, Taneda, guitariste amateur, fait des baito, des petits travaux d’appoint, en tant qu’illustrateur. Ça va sans dire que ni l’un ni l’autre roulent suffisamment sur l’or pour fermer un œil sur l’autoroute de la médiocrité que semble avoir emprunté leur vie. Le drame de la vingtaine est bien là. On n’a rien, donc on n’a rien à perdre à regarder la réalité en face.

Ne rien faire : un acte politique

C’est alors que Meiko fait quelque chose d’inattendu : elle démissionne. Alors qu’au Japon les femme démissionnent au moment où elles deviennent mère (et on les remercie pour ça), Meiko part pour ne rien faire. Ne rien faire, ce sera toujours mieux que d’aller au bureau. L’expérience de l’oisiveté est absolument exotique dans la mégalopole japonaise, et elle est révélatrice.

Elle mènera également Taneda à s’interroger sur le sens de sa propre existence. Si sa copine a eu le courage de ne rien faire, il se doit d’avoir le courage de faire quelque chose : suivre son rêve et devenir musicien. Mais avec le couple qui fait sa révolution, c’est tout l’équilibre de leur bande qui se retrouve désaxé. Il y a l’ami qui va reprendre (sans élans) la pharmacie familiale. Il y a la jeune fille qui cherche à tout prix à devenir grande comme on le lui demande. Son copain à elle, c’est l’éternel ado qui n’a pas encore fini la fac et reste volontairement englué dans un temps suspendu. Tous se retrouvent confrontés à leurs choix – ou au fait qu’ils n’en ont pas fait. Et tout éclatera pour de bon, quand l’un d’eux s’en ira trop tôt. Too young to die young.

La solanine, métaphore amère

Inio Asano, dont cette version française en un seul tome marque les dix ans de la sortie du manga au Japon, a désormais l’âge que ses protagonistes redoutaient tant d’avoir. L’émoi intense et la rage au bide de Solanin, ce sont justement l’émoi et la rage des vingt ans. La justesse de ce portrait vient du fait qu’il a été fait sur le vif. Et c’est dur d’être un bon photographe de soi en mouvement. Dur de canaliser le trop-plein : trop de vie, trop de peur, trop d’amour, trop de mort.

Avec une technique unique qui fait sa marque de fabrique, mêlant trait ultra-fin et traitement photographique, Asano plante également un décor urbain et périurbain qui joue un rôle à part entière. Grandir, c’est accepter de s’effacer dans la grande ville. Et la grande ville, là où « les choses se passent », c’est là où les visages se brouillent et où tout le monde devient anonyme. Alors, aussi avec le même courage qui l’a poussée à ne rien faire, Meiko choisit la banlieue. Inutile de déléguer sa personnalité à une ville dans laquelle elle se fondrait dans la masse. Autant être elle-même dans une périphérie inoffensive où elle pourrait pousser comme une herbe folle.

L’arrière-goût amer de ce manga ne peut pas surprendre. Il était là, inscrit dans le titre. La solanine, en effet, est un glycoalcaloïde présent dans les légumes de la famille des aubergines et dans les pommes de terre. Il est amer, peut être toxique et vous rendre malade. Comme la vie, la vie des grands. EDG