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Un roman d’Emi Yagi

Si Mademoiselle Shibata sert le café, distribue le courrier et fait le tri de déchets au bureau, ce n’est pas parce que ces tâches font partie de sa fiche de poste. C’est que Mademoiselle Shibata est la seule femme au bureau, alors, voyez-vous, c’est un peu naturel… Mais elle en n’en peut plus, Mademoiselle Shibata, et, dans un accès de colère, elle lâche à son patron qu’elle est enceinte. Sauf que, voilà, Mademoiselle Shibata ne l’est pas. Journal d’un vide d’Emi Yagi est un compte-rendu puissant, ironique et sans concessions de l’exotisme de la vie d’une femme japonaise quand elle a enfin le droit de sortir du bureau à l’heure convenue.

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Journal d’un vide ou accoucher d’un mensonge

Imaginez tout ce qu’il y a de plus impersonnel dans un travail. Une boîte qui fabrique des boîtes, par exemple, ou pour mieux dire, des tubes en carton. Remplissez cette boîte d’une escadrille d’hommes à costume incapables de faire le moindre geste de savoir-vivre. Préparer le café instantané ? Non. Distribuer le courrier à ses collègues ? Non plus. Vider les cendriers qu’ils ont pourtant eux-même remplis ? Jamais.

Dans cet univers, Mademoiselle Shibata fait tache. C’est une femme, tout d’abord. Cette « nature féminine » a fait qu’à son emploi du temps déjà plutôt rempli s’ajoutent sournoisement toutes ces tâches modestes mais usantes dont les hommes se sentent magiquement dispensés.

Un matin, c’est excédée par la puanteur d’un cendrier à vider (alors que, bien sûr, fumer est interdit même au Japon) que Mademoiselle Shibata pète un câble. Un peu par nausée, un peu par ras-le-bol mais aussi par curiosité anthropologique, elle tente un coup de poker : s’inventer une grossesse pour qu’on lui fiche un peu la paix.

9 mois de sursis

Tout le monde tombe des nues. Mais enfin, elle n’était pas célibataire ? Que va-t-il se passer maintenant quand il faudra faire le café, remplacer la cartouche de l’imprimante ou trier les déchets ? Bon gré mal gré, Mademoiselle Shibata voit ses horaires enfin réduits. Et ce sont les portes d’un monde inconnu qui s’ouvrent à elle.

Car « horaires aménagés », dans le Japon du travail fou, ça veut dire tout simplement sortir à l’heure convenue du bureau. Mais l’heure convenue, au Japon, c’est des heures avant la fin effective d’une journée de travail. Mademoiselle Shibata découvre alors sa ville, son quartier, son konbini sous une lumière (celle du jour) jusqu’alors inconnue. C’est un voyage exotique à la découverte de la faune de l’après-midi, une faune si loin d’elle, avec d’autres habitudes, d’autres rituels et une tout autre mine.

Au fil des semaines de cette prétendue grossesse qui scandent le roman comme des chapitres, Mademoiselle Shibata s’applique dans l’étude et la mise au point de cette grossesse, se trouve des copines enceintes comme elle, s’arrondit, prend du poids. Avec le temps, cette grossesse inventée se concrétise, les certitudes du lecteur se brouillent. Mademoiselle Shibata a-t-elle sciemment menti ? Serait-elle enceinte ? Serait-elle convaincue d’être enceinte ? Que va-t-il se passer, le terme approchant ?

Accoucher d’un premier roman

Journal d’un vide est un premier roman qui parle d’une première gestation. Un double accouchement, en somme. En 2020, il a valu à son autrice, Emi Yagi, le prestigieux prix Osamu Dazai du premier roman. Ce n’est pas tant la maternité, réelle ou fantasmée, qu’il explore mais la société dans laquelle elle s’imbrique. C’est le court-circuit qu’est devenir mère dans un monde qui veut les femmes performantes comme des machines (donc comme des hommes) au travail puis enfermées à la maison avec leur progéniture. C’est le degré de mensonge qu’il faut inventer pour avoir le droit à une chambre et à un temps à soi quand on est une femme. Et ce prix très élevé, ce mensonge si gros, quand on a goûté à la liberté qu’il nous offre, on le nourrit, on le chérit, comme un bébé.

EDG

Parution : 2023 / 224 pages / Editions Robert Laffont / Traduit du japonais par Mathilde Tamae-Bouhon