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Des vapeurs balsamiques du sentô aux débris d’une démocratie aux jointures grinçantes, Akira Mizubayashi, « le plus français des intellectuels japonais », nous accompagne à la découverte d’un espace de sociabilité inconnu à l’Occident – le bain – et fait de son déclin au sein des pratiques culturelles nippones une puissante métaphore des occasions perdues de sa société. Intime et politique à la fois, à nu et sans fausses pudeurs, autobiographique et universel, Mizubayashi nous plonge dans des eaux profondes – troubles, parfois.

Selon leur degré de fougue, de chic ou de mysticisme, les Occidentaux  trouvent refuge depuis longtemps dans un certain nombre d’endroits pour se mettre à nu et pour parler à visage découvert : la place publique, le café ou le confessionnal, par exemple,  autant de bulles de sincérité dans le grand aquarium de la bienséance. Et il y a d’autres endroits qui sont, eux, des havres de paix et de solitude sacrée (car rarement atteinte, ou trop brièvement, temps modernes obligent) : un sur tous, le bain.

Au Japon, le bain est (ou était, soupire avec une pointe d’inquiétude et de regret l’auteur) une affaire collective. Les sentô, les bains publiques, étaient encore très répandus il y a quelques décennies, quand les maisons étaient rarement pourvues d’une salle de bain. Et jusqu’à ce que la pruderie victorienne ne vienne écarquiller ses grands yeux  sur le bain japonais à l’époque Meiji, la nudité n’était pas un souci, en ce qu’elle n’était pas un concept.

Qu’il soit donc dans le cadre du sentô ou dans une vasque familiale, le bain est un moment où les générations prennent soin les unes des autres, où les gens se touchent et où les langues se délient. Mizubayashi analyse avec finesse l’emploi que Yasujirō Ozu fait des moments partagés du bain (en les montrant ou pas à l’écran, d’ailleurs) : dans Il était un père (1942), Printemps précoce (1956) ou encore Fin d’automne (1960), les eaux du bain deviennent une potion sincérigène qui prépare le cœur aux confidences et aux aveux. 

La première partie du livre est un émouvant album de souvenirs épars où le bain tient un rôle central : le premier bain avec sa fille à peine née ; le dernier bain avec son père, petit moment de bonheur flottant à dix jours de sa amoureux ; un bain-débat avec son frère dans un sentô, où les eaux chaudes les poussent à s’interroger mutuellement sur leur futur, les deux garçons étant à l’orée de la vie adulte et de ses mystères.

On resterait bien volontiers dans les vapeurs douces du bain japonais et des souvenirs de Mizubayashi, mais celui-ci nous ramène avec lucidité à l’époque contemporaine. Les sentô sont en voie de disparition et, avec eux, l’un des rares moments de réelle sociabilité du peuple japonais. Par ailleurs, l’auteur l’explique bien, les mots  peuple, société ou citoyen sont des exotismes en langue japonaise, des boutures venues d’ailleurs qui n’ont pas réussi à s’implanter sur le sol nippon. La langue japonaise est, quand à elle, un piège où la grammaire est toujours devancée par les règles d’usage qui prennent la forme d’une société verticale et figée.

« Les Japonais vivent essentiellement dans les relations personnelles duelles, […] excluant d’autres types de relations interpersonnelles, fondées sur la rapport à l’autre, sur l’altérité. La société japonaise apparaît donc comme une collection de rapports binaires privés, qui ont pour vocation de bloquer la possibilité de rencontrer l’autre, forcément et essentiellement dissymétrique. » (p. 162)

La dualité inamovible, la langue ankylosé dans les conventions et une société qui se veut naturellement verticale ne peuvent avoir que des effets néfastes sur notre temps présent où toutes les démocraties chancellent à travers le monde sous les secousses des fascismes contemporains.

Des fastes du bain japonais à la démocratie en déconfiture d’aujourd’hui, Akira Mizubayashi dresse une étonnante et logique parabole, bien plus universelle qu’il n’y paraît. Puisse donc la poussière des décombres retomber au plus vite et les vapeurs chaudes des « grandes eaux » serpenter vers le ciel.

(edg)