
Un film de AKIKO OHKU
Japon | 2h08
44 avisAprès Tempura, Akiko Ohku renverse les
rôles : dans son univers imprévisible et coloré,
un héros masculin se met en quête d’amour.
Un film bouleversant, où chaque scène
s’impose peu à peu comme inoubliable.
À Kyoto, entre l’université et un petit boulot dans des bains publics, Toru garde toujours ses parapluies à portée de main, tels des boucliers contre le monde extérieur. Quand il rencontre Hana, mystérieuse, lumineuse, fragile, l’évidence naît entre eux… avant qu’elle ne disparaisse soudainement.

Akiko Ohku nous avait délicieusement exalté avec Tempura (2022), cette comédie culinaire à l’imagination aussi foisonnante que celle de son héroïne. Déjà, la cinéaste japonaise accordait autant d’attention à l’introspection qu’à l’expression, invitant ses personnages à résoudre leurs espiègles équations intérieures pour mieux s’ouvrir aux autres, se rencontrer, se révéler. Avec Sous le ciel de Kyoto, elle retrouve cet élan vital si caractéristique de sa filmographie — véritable antidote à la morosité ambiante. Sous son apparente légèreté, le film malaxe, détourne et réinvente les codes de la comédie romantique japonaise, en y insufflant une dimension à la fois introspective et philosophique. De fait, Akiko Ohku ne filme pas tant la rencontre amoureuse que la lente possibilité d’une rencontre avec soi-même. Le hasard, la « sérendipité » (thème central, on le découvrira) devient une force de réconciliation : avec le monde, avec le temps, avec soi.

Toru est un étudiant solitaire et introverti, qui avance dans la vie avec son parapluie toujours ouvert — qu’il pleuve, qu’il vente ou que le soleil brille ! Ce talisman dérisoire le protège symboliquement d’un brouillard intérieur qu’il ne saurait nommer et des groupes de copains auxquels il n’appartient pas… Son unique ami, Yamane, lui offre un ancrage joyeusement loufoque et bancal. En parallèle de ses études, Toru travaille dans un bain public aux côtés de Sacchan (magistrale Aoi Itô), jeune musicienne dont la fantaisie transforme leur routine en moment suspendu… et qui en pince secrètement pour lui. Mais le cœur de Toru est tourné vers une autre : une étudiante réservée qu’il surnomme « la fille des nouilles soba » qu’il observe, jour après jour, déjeunant seule au réfectoire devant son bol fumant. Un beau jour, il prend son parapluie à deux mains et décide de l’aborder… Leur rencontre prend des allures d’épiphanie : une exaltation discrète, presque magique, comme s’ils avaient été créés l’un pour l’autre. « Vive les heureux hasards ! », dira Hana. Leur histoire s’épanouit dans des lieux étrangement vides où le monde semble s’effacer autour d’eux (tel cet improbable café où l’on sert « du bouillon de fèves noires du Brésil »). Ce parti-pris esthétique renforce leur sentiment d’isolement partagé : deux êtres à la marge qui, en découvrant l’autre, trouvent enfin une place où exister. Jusqu’au jour où le destin va s’en mêler et Hana, disparaître… C’est tout un sens que Toru va alors perdre. Celle de la possibilité même du lien, déjà fragile chez lui.

Sous le ciel de Kyoto marque la maturité d’une autrice majeure. L’un de ses monologues — éblouissant de justesse, condensant à lui seul tout le tumulte de l’adolescence — s’impose déjà comme l’une des scènes les plus mémorables du cinéma japonais contemporain. Chez Ohku, le hasard n’est pas une chance mais un chemin initiatique : un appel à la transformation, à la résilience, à la redécouverte du monde dans sa beauté comme dans sa douleur. Sa mise en scène, dynamique et mutine, épouse cette évolution intérieure — passant d’un format 4:3 (empreint de nostalgie) au plein écran (ample, comme une respiration retrouvée), mêlant cadres partagés, visions oniriques et fragments du quotidien. Le réel et le subjectif s’y confondent, comme si la vie elle-même se réinventait à chaque regard, avec un humour parfaitement décalé. Frais, ambitieux et porté par des acteurs magnifiquement investis, Sous le ciel de Kyoto témoigne d’une confiance rare dans la puissance du cinéma pour dire les émotions ténues, presque invisibles. Il tend l’oreille à la mélodie fugace de la vie sans la souligner, avec une originalité et une grâce qui n’appartiennent qu’à la cinéaste. Un petit bijou qui touche en plein cœur, où il s’agit de mesurer la responsabilité de nos actes et d’apprendre à ne négliger personne, y compris dans les épreuves inattendues qui jalonnent l’existence.
O. J.





