
Les acteurs de Jusqu’à l’aube de Shō Miyake
Dans l’imaginaire collectif japonais, l’entreprise est longtemps apparue comme un lieu où il fallait se fondre dans le groupe, gommer les particularités et faire preuve d’un dévouement sans faille. Ce modèle n’est pas une légende : il a été théorisé dès les années 1960 par des économistes japonais, puis validé par la pratique, avec l’idée d’un salarié idéal : loyal, régulier, présent, capable de maintenir une stabilité émotionnelle absolue. Le système d’emploi à vie, encore très présent dans les grandes entreprises jusque dans les années 1990, a consolidé cette culture d’endurance et de conformité. Aujourd’hui encore, malgré les mutations du marché du travail, l’enquête annuelle du Ministry of Health, Labour and Welfare montre que la majorité des salariés japonais déclarent ressentir une forte pression à « ne pas déranger le collectif » et à « éviter de révéler une difficulté personnelle ». Cela se traduit concrètement par de longues heures supplémentaires non déclarées, un faible taux d’absentéisme, une réticence à demander des aménagements et une grande difficulté à évoquer publiquement des problèmes de santé, qu’ils soient physiques ou psychiques.

Cette culture a produit des dérives extrêmes, dont la plus connue est le karōshi, la mort par excès de travail. Le terme, officiellement reconnu par le ministère de la Santé depuis 1987, désigne les décès liés à l’épuisement professionnel ou au stress chronique : accidents vasculaires, crises cardiaques, suicides. Ce culte de l’endurance reste si profondément enraciné qu’il ressurgit régulièrement dans l’actualité : fin octobre 2024, la Première ministre japonaise a été photographiée en réunion à trois heures du matin dans son bureau officiel. L’image, largement relayée dans la presse, a enflammé le débat public. Preuve d’abnégation pour les uns, signe d’un modèle à bout de souffle pour les autres. Cette controverse résume une tension persistante : au Japon, travailler trop reste souvent perçu comme une vertu, et pas assez comme un risque. Mais cette mécanique dépasse la question du temps de travail. Elle repose sur un principe profondément japonais : l’alignement. Suivre le rythme commun, maîtriser ses émotions, ne jamais rompre l’équilibre du groupe. Toute perturbation – fatigue, anxiété, difficulté personnelle – devient une atteinte à l’harmonie collective. Sortir du cadre, c’est déjà faillir.

C’est dans ce contexte que Jusqu’à l’aube, le film de Shō Miyake, apporte un éclairage précieux. Le cinéaste ne délivre pas un discours social : il observe simplement deux individus qui n’arrivent plus à s’ajuster au cadre qu’on leur impose. L’une traverse des épisodes où tout se tend, où l’émotion déborde à cause d’un syndrome prémenstruel ; l’autre se fragilise dans des accès de panique. Ce ne sont pas des « personnages » mais des personnes réelles, pour qui le monde du travail japonais n’a pas de place codifiée. Le film ne parle pas de maladie, il parle de décalage. Et ce simple décalage suffit, dans le contexte japonais, à faire vaciller une trajectoire professionnelle. Le récit se déroule dans une petite entreprise, plus souple et moins hiérarchisée que les grandes compagnies. Ce choix n’est pas anodin : il montre qu’un environnement moins rigide peut absorber davantage de singularités, et que ce n’est pas le travail en soi qui abîme les individus, mais la forme sociale qu’il prend au Japon. Là où la grande entreprise exige une conformité totale, la petite structure accepte l’humanité fluctuante de ses employés.

Cette tension traverse aujourd’hui tout le pays : comment adapter un modèle fondé sur la discipline et la stabilité à une société de plus en plus diverse dans ses expériences, ses fragilités et ses rythmes de vie ? Le gouvernement japonais lui-même l’admet dans ses rapports de 2021 à 2024 : télétravail marginal, rares aménagements, reconnaissance limitée de la santé mentale au travail. Les initiatives émergent, mais la culture reste dominante. Et une question demeure, silencieuse : que devient celui ou celle qui ne peut plus satisfaire les attentes implicites de la société japonaise envers ses travailleurs ?

Ce qui subsiste après la projection de Jusqu’à l’aube, ce n’est pas une critique sociale, mais une impression de douceur. Celle que, dans un Japon souvent perçu comme implacable, il existe encore des interstices où l’on peut respirer autrement. Le film n’explique rien : il accompagne. Il laisse voir deux vies qui ne rentrent pas tout à fait dans la norme, mais qui se répondent et s’apaisent. Peut-être est-ce pour cela qu’il est important : parce qu’il rappelle qu’au-delà des attentes, des horaires et des normes, il reste des vies minuscules mais lumineuses, cherchant simplement leur place… dans la lumière fragile du petit matin.





