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Ondulées comme des vagues, placides comme une nappe de neige, muses végétales des poètes japonais et des modernistes européens, louange des mousses, ces petites dernières dans la vaste classe de la flore, qui ont au contraire tout à nous apprendre, à partir d’un renversement des proportions qui transforme le minuscule en infini, et inversement. Avec une grâce infinie, Véronique Brindeau se penche sur la culture toute japonaise des mousses et nous emmène à travers la littérature, la philosophie et la spiritualité nippones au plus près du sol et de la vie.

 

Le miracle de l’ignorance, ou de la cécité, c’est ce moment très précis où l’on ouvre les yeux pour la première fois. Il y a alors comme une extase que seule la cécité octroie et que l’ignorance bénit.

Il y a des choses auxquelles les Occidentaux ne prêtent aucune attention et qui s’évaporent en un instant, une fois franchi le coin des yeux. C’est le cas des mousses, ces taches vertes sans noms ni poèmes qui se posent pourtant partout, aux pieds des arbres, sur la pierre, dans l’échiquier des pavés. Elles n’ont ni l’audace des fleurs ni la robustesse des arbres, elles ne semblent avoir aucune prétention existentielle : en adoucissant les aspérités du sol, elles accueillent la foulée du promeneur ou la tête du rêveur.

Mais ce que nous délaissons, les Japonais le connaissent et le chérissent depuis toujours. Poètes, moines et philosophes ont toujours vu dans cette nappe vivante une incroyable synthèse de leurs valeurs et de leur cosmogonie. Le nô en a fait son unique décor. On lui a consacré un temple — ou peut-être est-ce la mousse qui, en se déposant nonchalamment sur les choses, s’est faite consacrer un temple ? — aux abords de Kyoto, le Saihō-ji, aussi connu sous le nom de Kokedera, le « temple des mousses ». Et les 120 espèces de mousses qu’il abrite sont la preuve évidente et vivace de ce lien entre la nature et la culture.

Il se fait tard

le clair de lune baigne le temple d’Ariwara

mon vêtement mis à l’envers pour évoquer le passé

j’attends le rêve sur mon oreiller de fortune

étendu sur une couche de mousse

Izutsu, nô de Zeami

Avec Louange des mousses, Véronique Brindeau, professeure d’histoire de la musique japonaise au Conservatoire de Paris et à l’INALCO, nous ouvre les portes de ce regard si unique vers le sol et de cet inévitable renversement des proportions qui permet aux Japonais de voir dans le profil d’un brin de mousse un saule pleureur, un flocon de neige ou le pinceau d’un peintre et d’en nommer chaque sous-espèce avec autant de noms évocateurs.

En nous apprenant à emprunter des Japonais un regard sur le monde placé plus près du sol, à allonger sa main depuis le tatami à travers le yukimi pour sentir la neige tomber au creux de sa main au lieu de regarder vers le ciel, à voir dans le minuscule le gigantesque, Véronique Brindeau fait bien plus qu’instruire, c’est une vision du monde qu’elle offre, une vision qui tient toute entière dans le millimètre d’une feuille de mousse.

La mousse qui, avec ses menus rhizomes, ne saurait se clouer au sol mais arrive néanmoins à prendre demeure dans les recoins les plus hostiles ; qui se laisse caresser par le jardinier mais ne connait pas la précision des lignes droites ; qui s’apparente à la neige et à la mer dans sa vocation au silence et ses sous-entendus d’infini ; qui est arrivée avant nous et nous survivra sans doute, malgré son impermanence naturelle.

(edg)