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Nous sommes à la fin des années 1950. Les cendres de la Seconde Guerre mondiale et de deux bombes atomiques n’ont pas encore tiédi que la jeunesse du monde entier commence à souffler sur les braises de la contestation. C’est dans ce contexte que naît au Japon la « danse des ténèbres », le butō, une révolution des corps qui enfin se démasquent, libres des conventions du nō et du kabuki et résolument décidés à plonger dans les tabous, la douleur, l’entre-deux.

 

Les blessures de la guerre sont loin d’être pansées en cette année 1959 où tout a commencé. Les blessures sont là mais les formes traditionnelles de l’art nippon ne semblent pas vouloir tomber leur masque. Le nō et le kabuki s’agrippent à leur semblant séculaire et aucune catharsis ne paraît possible, tant pour l’artiste que pour le public.

C’est là que par un soir de scandale, Tatsumi Hijikata (1928-1986) réinvente les codes. C’est la première de Kinjiki, ou « Les couleurs interdites », première pièce de butō de l’histoire inspirée du roman éponyme de Yukio Mishima. Tout ce que l’on ne souhaiterait pas voir est sur la scène : des corps presque nus, des mouvements nouveaux et disgracieux, le thème de l’homosexualité abordé à coup de symbolismes grinçants – le personnage principal étreignant entre ses cuisses un coq restera dans les cœurs prudes des premiers commentateurs. Malheureusement pour eux, Mishima adore et son support contribue au succès de cette nouvelle forme de danse qui se développera et se réinventera au cours des décennies suivantes. Parmi tant d’autres, deux noms resteront gravés à jamais dans l’histoire primitive du butō : Tatsumi Hijikata, nous l’avons vu, brutal, incendiaire et grand maître d’orchestre des danses en groupe, et Kazuo Ōno, mystique, intimiste et fleur solitaire. Si le premier est considéré l’architecte du butō, le second en est l’âme.

 

 

Indéfinissable par définition, le butō libère le corps. Les danseurs sont souvent nus ou presque nus, leurs corps peints en blanc comme pour retrouver une pureté de canevas vierge, leurs mouvements mettent à l’épreuve le concept de beauté. En effet, si beauté il faut rechercher par la danse, c’est dans l’intensité de la vie qu’on la retrouve, l’intensité du premier cri d’un nouveau né, d’une douleur nucléaire, d’un abandon. La beauté se niche également dans l’entre-deux, dans la friche trouble entre le féminin et le masculin, entre l’homme et l’animal, entre la vie et la amoureux. Tant que la quête spirituelle est là et qu’elle est honnête, tout mouvement est butō. Le butō, c’est aussi une danse, ou plutôt une performance de non-danse, qui sort des cloisons des théâtres et investit les rues et ses passants. Le butō, c’est tous les non-dits d’une société qui prennent corps et, comme les non-dits sont en perpétuelle évolution (ou en éternel retour en force), le butō évolue aussi dans un élan iconoclaste toujours tendu et prêt à frapper.

En ça – et malheureusement – cette forme d’art demeurera indémodable car il y aura toujours de nouveaux (ou de très anciens) démons à fouetter par son esthétique inconfortable, certes, mais infiniment intense.

Si le calendrier culturel ne présente pas de butō en cette rentrée dans les grandes villes de France, il est possible de suivre un danseur de butō hors de sa zone de confort. En effet, Iwashita Toru (Tokyo, 1957), danseur et improvisateur de renom, est le protagoniste de l’œuvre cinématographique Une fausse pesanteur de l’artiste norvégien Daisuke Kosugi, visible au Jeu de Paume jusqu’au 19 janvier 2020. Il y tient le rôle de Tadashi, ancien bodybuildeur qu’une maladie dégénérative amoindrit chaque jour un peu plus. Kosugi aborde par son film les limites intégrées et presque naturelles entre le corps et l’architecture. La performance d’Iwashita Toru, privé pour une fois des non-bornes du butō et cloisonné dans une autre forme de pureté, celle du handicap, est doublement inspirante en tout ce qu’elle a de contenu et illumine d’une sorte de lueur contradictoire ce qu’est la potentialité du butō.

(edg)